Apocalypse cognitive, l’histoire

Va-t-elle guérir ?

Karl caresse le visage de Jeanne, sa fille, tout en questionnant la médecin.

“Je ne suis pas sûre de pouvoir vous répondre, dit-elle. C’est une maladie qui, certes, se répand dangereusement, mais reste rare.

– Et si je l’éteins ?

“Une coupure serait trop brutale et risquerait d’endommager d’autant plus son système nerveux.

Karl soupire. Il observe Jeanne. Il cherche son regard, mais elle ne lui rend pas la pareille.

“Est-ce que tu m’entends ?

– Mmoui… Hmm.., marmonne-t-elle.

– Écoutez, poursuit la médecin, je vous conseille de rentrer chez vous pour le moment. Je vous promets de vous appeler dès que j’en sais plus.”

Sur le chemin du retour, Karl a grand mal à guider sa fille, qui manque à plusieurs reprises de heurter un poteau ou un passant. Il la tient à bout de bras jusqu’à la porte de leur appartement. Las, il l’abandonne aussitôt sur le palier, porte ouverte, avant de s’affaler sur le canapé, la tête entre les jambes. Comment a-t-elle pu en arriver là ? 

Il se souvient alors des moments passés ensemble, ses premières courses à vélo, son premier parc d’attractions, son premier voyage en famille. Les yeux brillants et étincelants de sa petite fille, aujourd’hui englués dans un écran, incapable de s’en détacher.

Ça avait commencé il y a quelques semaines, au dîner. Ce soir-là, Jeanne n’avait pas respecté la règle habituelle, qui était de ne pas amener le smartphone à table. Cette fois, les ordres de son père n’avaient eu aucun écho. La jeune fille était restée mutique, tentant de manger mais ratant l’ouverture de sa bouche à chaque fourchette, qui atterrissait sur sa joue ou son menton.

Karl avait alors tenté de retirer le smartphone des mains de sa fille, mais cette ultime tentative s’était soldée par un échec retentissant. Un cri à la fois de terreur et d’agressivité, une colère telle que Karl dû abdiquer et lui remettre son smartphone, impuissant. Jeanne avait alors quitté la table et s’était réfugiée dans sa chambre. Depuis ce jour, elle n’avait plus quitté son smartphone des yeux.


Karl en avait bien entendu parler, un matin à la radio, mais il n’avait pas vraiment pris cette information au sérieux. Un curieux fléau qui toucherait de plus en plus d’individus, principalement des adolescents et adolescentes. Pour les plus graves, cette maladie se soldait par une déshydratation sévère, des carences en sommeil importantes qui conduiraient à des hallucinations, voire des bouffées délirantes, ou la mort.

Non, il était hors de question qu’il perde Jeanne pour une simple addiction au smartphone.

Karl s’échappe de ses pensées. D’un pas décidé, il se dirige vers la chambre de sa fille et ouvre la porte. Assise sur son lit, Jeanne n’a pas enlevé ses chaussures ni son manteau. Son pouce scrolle sans discontinuer sur son écran qui se reflète sur ses yeux clairs.

Alors qu’il s’apprête à lui retirer à nouveau le smartphone des mains, il pense aux recommandations de la médecin. Cette solution pourrait lui être fatale.

Penaud, il change d’avis mais décide néanmoins de rester auprès d’elle. Il s’assoit à ses côtés et pose doucement sa tête sur l’épaule de Jeanne. Il restera là pendant de longues heures, silencieux, passant de temps en temps la main dans les longs cheveux de sa petite fille, silencieuse elle aussi.

Au petit matin, Karl est réveillé par la sonnerie de son smartphone.

“Comment va votre fille ? Dit la médecin d’une voix hésitante et grave.

– Il n’y a pas d’amélioration, à mon grand regret, répond Karl, la voix encore endormie.

– Écoutez, je vous avais promis des nouvelles… Les voici. Comme je le pressentais, votre fille est prisonnière du circuit dopaminergique de son cerveau.

Karl ne répond pas.

– En clair, l’addiction au smartphone résulte de la sécrétion de dopamine, l’hormone du plaisir, qui s’opère à chaque contenu visionné. Dans le cas de votre fille, cette dopamine baisse drastiquement à chaque fois qu’un contenu disparaît, ce qui la pousse à en regarder d’autres pour remonter son taux de dopamine. C’est un circuit sans fin.

– D’où la raison pour laquelle elle n’arrive plus à se défaire de son smartphone.

– Ce déséquilibre nerveux est inédit, nous en sommes au début des recherches sur le sujet.

– Quelle est la solution alors ? Demande Karl, inquiet.

– Pour le moment, malheureusement, il n’y en a pas.”

Interdit, Karl se redresse douloureusement et s’assoit sur son lit. Sa fille est-elle condamnée ? 


C’est alors qu’une idée lui vient. Son smartphone encore dans les mains, il ouvre le menu, et installe les mêmes applications que sa fille.

Il est très dépassé et peine à réaliser une vidéo, il ne sait pas s’y prendre. A vrai dire, l’idée de devoir se réduire à ça le révolte, mais il le fait pour Jeanne. Il enregistre maladroitement sa première vidéo, qu’il envoie à sa fille. Fébrile, il reste plusieurs minutes les yeux rivés sur son écran, à attendre une réponse, une réaction. 

Enfin, le voyant de son smartphone s’illumine. Jeanne lui a répondu. C’est leur premier contact depuis plusieurs semaines, qui se résume à un simple petit “coeur” envoyé. Ce n’est pas grand chose, mais suffisant pour lui donner de l’espoir.

Les jours passent et Karl parvient enfin à entrer en contact régulier avec Jeanne. Ses journées deviennent alors un rituel : la vidéo du matin, la vidéo du déjeuner, et enfin la vidéo du soir pour lui raconter sa journée. Chaque événement de sa vie est envoyé à sa fille à travers le petit écran, c’est devenu un automatisme.

Chaque anniversaire, son nouvel emploi, son nouvel amour, ses échecs et ses peurs. La vie défile et chaque petit cœur envoyé est une victoire pour lui, un sentiment de bonheur et de plaisir qu’il n’arrive pas à expliquer, et il ne vit maintenant que pour ça. Les petits cœurs de sa fille.


Jeanne ne se sent pas bien. Elle a beau scroller sur son smartphone, rien n’y fait. Plus aucun contenu ne lui apporte la dopamine dont elle a tant besoin. Elle attend. La vidéo habituelle du matin. Elle ne vient pas. La jeune fille cligne frénétiquement des yeux, actualise son application à plusieurs reprises. Des bouffées de chaleur l’envahissent. Il est 10h, et elle n’a toujours pas reçu sa vidéo du matin.

Après d’interminables minutes d’attente, la jeune femme finit par lâcher son smartphone.

“Papa ?! Hurle-t-elle dans tout l’appartement. Où es-tu ?

Elle visite toutes les pièces, le salon, la cuisine, la salle de bain, claquant tour à tour les portes avec anxiété.

“Papa, répond-moi !”

La jeune femme s’effondre dans le couloir. Son regard parcourt le mur en face d’elle et s’arrête sur le calendrier. Combien de temps s’est-il écoulé ? Des mois ? Des années ?

Un bruit de clés se fait soudain entendre derrière la porte d’entrée. Lorsque celle-ci s’ouvre, une page se ferme. Des larmes perlent immédiatement sur leurs joues.

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