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« Qu’est-ce que je fais là ? »
Je ne me rappelle plus de la raison pour laquelle je me trouve là, au beau milieu d’un champ de bataille, fusil à la main, terrée derrière un rocher qui fait davantage office de placebo que de réel rempart aux munitions.
Il y a quelques mois encore, il me semble, je vivais ce qu’on appelait alors « sa meilleure vie », celle d’une citadine vivant en plein cœur d’une ville mondialisée, avec tous les privilèges que cela offrait. Cadre dans une start-up, j’alternais entre les deadlines, les conf-call, les brainstorming, les workshops et autres anglicismes à faire se tordre de douleur les Immortels de l’Académie Française.
Puis, comme un rituel, les jeudis soirs étaient réservés aux « after-work », sorte de mix douteux entre verre informel et réseautage entre collègues. Le prix d’un cocktail équivalait au salaire mensuel d’un être humain de l’autre côté de l’Atlantique; mais je ne m’en rendais même plus compte. Si la soirée s’éternisait, je profitais du luxe d’un taxi haut-de-gamme qui me déposerait au pied de mon bel appartement avec vue sur la ville. Une vie éloignée des « réalités » du monde, comme dans une « bulle ». L’illusion d’un privilège éternel.
Pourtant, il y a quelques mois, il s’ébruitait ça et là que la situation géopolitique devenait de plus en plus compliquée, que chacun préparait sa petite artillerie nucléaire et technologique dans son coin. Mais tout ça nous paraissait à nous, occidentaux vivant dans l’illusion d’une vie d’abondance et d’opulence, tellement, tellement loin…
Et puis tout a basculé, ce vendredi 13 septembre 2049. Je ne me souviens plus très bien de l’enchainement, mais les légères joutes verbales entre puissances mondiales ont escaladé très vite, trop vite. Missiles, drônes abbattus, satellites, puis attaques au sol, chimiques, nucléaires… Et ensuite, je ne me souviens plus très bien. Plus besoin de suivre les notifications sur son smartphone; à mon grand étonnement, l’apocalypse était arrivé au pas de mon luxueux appartement.
Alors voilà. Dans quelques minutes, je vais devoir me servir de ce fusil super moderne, intelligent, avec guidage de précision, ordinateur embarqué… Bref, une arme bien trop lourde pour moi qui n’a jamais tiré ne serait-ce qu’avec une arbalète.
« Ils arrivent, à mon signal, tirez ! »
Je me tourne vers l’homme situé à ma gauche, également couvert derrière une pierre, un peu plus grosse que la mienne. Nous l’avons rencontré alors que nous fuyions pour aller nulle part, perdus dans les décombres de notre beau quartier parti en fumée. Il nous avait proposé de le suivre, car il savait où nous pourrions nous réfugier.
Il est plutôt bel homme, cheveux grisonnants mais laissant encore apparaitre une belle chevelure ébène. Ses traits du visage, même marqués par la peur et la douleur, gardent tout leur charme. Ses cernes un peu gonflées, ses yeux brillants, son rictus et les coins de ses lèvres naturellement relevés lui donnent constamment l’air de vouloir rigoler, ou raconter une blague, même quand la situation ne s’y prête absolument pas.
« Tirez, maintenant ! »
Sans réfléchir, j’appuie sur la gâchette et tire, en rafales. Je ne vois pas très bien ce qui se trouve devant moi, il fait nuit et un épais brouillard nous empêche de voir au-delà de cinq mètres. Il fait très froid, d’ailleurs, un froid humide, gelé.
A ma grande surprise, je n’entends pas le retour des munitions adverses. Personne n’a répliqué. Un mince espoir me fait croire que nous ne sommes pas de si mauvais tireurs, et que nous avons éliminé ces choses, ces machines ou je ne sais ce qui se trouve devant nous.
Mais mon espoir s’évapore très vite lorsque j’entends des pas au sol, avancer lentement.
Le grésillement des bottes sur les minuscules roches se rapprochent, et je comprends alors qu’ils s’avancent vers nous. Le bel homme aux cheveux poivre et sel se tourne vers moi, pose son doigt sur ses lèvres pour me faire signe de ne pas faire le moindre bruit. Il ne sait pas qui je suis : la reine du cache-cache, 1 2 3 soleil, et des cachettes pour ne pas se faire repérer des ex que j’ai ignoré pendant des mois. Un fusil de 3 kilos à la main complique un peu la tâche, mais ça devrait le faire.
Les bruits de pas cessent.
Le jeune homme se lève alors d’un bond et se met à nouveau à tirer, déplaçant son fusil de gauche à droite et hurlant comme s’il vit ces dernières heures de gloire. Nous le suivons et nous nous mettons à tirer aussi, dans un geste désespéré. Je crois que c’est ce qui nous caractérise le plus, à ce moment précis. Un groupe de personnes désespérées, jouant leur dernière carte face à un ennemi invincible.
Car, lorsque le brouillard s’atténue, c’est toute une armée qui nous fait face. Mon espoir s’est non seulement envolé, mais m’a aussi flanqué une bonne claque au passage. J’étais consciente que la plupart d’entre nous n’avait jamais utilisé d’arme, mais qui peut croire que nous ne sommes même pas capables de blesser ne serait-ce qu’un bras, une jambe ?
Ils se tiennent là, intacts, puissants. Les soldats d’une nation qui a remporté la troisième guerre mondiale et qui a décidé d’anéantir tous ceux qui osaient leur tenir tête.
Ils sont imposants par leur nombre, mais aussi et surtout par leur carrure. Chacun d’entre eux portent une combinaison qui n’a plus rien à voir avec le treillis militaire et le gilet pare-balles du 20ème siècle. Noire, dans une matière semblable au métal, leurs combinaisons sont bien trop larges, quelque chose se cache à l’intérieur.
« Eh merde, ils ont l’exo-combinaison ! »
Notre homme souriant chuchote dans sa barbe, les yeux écarquillés et pétris d’effroi. A peine avons-nous eu le temps de réaliser que notre échec cuisant n’était donc pas dû à notre faible capacité à viser juste, que la situation dégénère. Deux d’entre nous, qui tentent de fuir, se voient pulvérisés aussitôt. Les autres, dont moi et le bel homme poivre et sel, sommes capturés par ces « robots soldats », et trainés jusqu’au rivage.
Fusil collé au dos du crâne, nous sommes dans l’obligation d’avancer et de se diriger vers la mer. L’eau est si gelée qu’un frisson parcourt tout mon corps et me fait légèrement vaciller. Mais je n’ai pas le temps de tomber car le soldat qui m’a pris en charge me tire violemment le bras pour me relever, manquant de le déboiter.
Nous nous enfonçons progressivement dans la mer, l’eau nous arrivant bientôt au niveau des hanches. Transi par le froid, mon corps est comme anesthésié ; je peux presque ressentir une certaine chaleur.
Soudain, une jeune femme, très amaigrie, avançant devant moi, commence à trembler frénétiquement, puis s’écroule, disparaissant dans l’eau comme en un clignement d’œil. Le soldat qui la tient la lâche puis l’enjambe sans la regarder. Il continue sa route. C’est à ce moment que je réalise que nous avons affaire à la version la plus sombre et la plus répugnante de l’espèce humaine : celle qui a troqué son humanité contre l’avènement d’une civilisation de transhumains, dénués d’émotions.
Cette jeune femme était devenue une amie. Quelques jours auparavant, alors que je tentais de fuir avec deux autres personnes, elle se joignit à nous. Elle était plutôt fine, et semblait assez réservée. Nous nous sommes très vite liées d’amitié, solidaires dans cette belle galère. Pendant notre fuite avec Done, le bel homme aux cheveux poivre et sel, nous discutions ensemble de nos vies respectives, ces vies qui nous semblaient à présent comme dans un rêve. Même les petits désagréments, comme le métro bondé, les averses sans parapluie, les rats surgissant des poubelles étalées sur le trottoir… Tout cela nous manquaient.
En trois secondes, elle s’est évaporée, très certainement affaiblie par les trois derniers jours que avions passé. Le refuge qu’avait trouvé Done, en périphérie de la ville, ne nous avait protégés que pendant de maigres jours. Très vite, nous étions repérés et la traque débutait. Trois jours sur le qui-vive, sans dormir, sans manger, à tenter de sauver notre peau.
La traversée me semble durer une éternité. Le niveau de la mer est au niveau de notre estomac, et nous nageons presque dans l’océan, dans le brouillard. Je ne sens plus mes jambes. Encore quelques mètres et je finis à mon tour dans les abysses. Je jette un coup d’œil autour de moi, pour voir si Done a survécu. Il est toujours là, avançant lui aussi à mes côtés, tête baissée. Je regarde mes mains : elle se sont parées d’une étrange couleur bleue-violette.
Mon cerveau commence à s’embuer, mes paupières sont lourdes, mes membres tétanisés. Je ne vais plus pouvoir avancer très longtemps. Je commence à ralentir lorsque j’entends un des soldats hurler dans une langue qui m’est inconnue.
Son cri strident me donne un coup de fouet. J’ouvre les yeux, et aperçoit le bord d’un rivage. J’étais persuadée que le seul but de cette traversée était de nous épuiser jusqu’à ce que nous mourions tous gelés, mais visiblement non. Nous arrivons sur un immense ilot de terre planté au beau milieu de l’océan. L’endroit semble assez sauvage, des palmiers culminant haut dans le ciel, des plantations faisant la loi et peuplant le paysage. Malgré la nuit noire et étoilée qui ne nous permet pas de voir grand chose, je repère tout de même de belles fleurs colorées, tentant d’apporter un peu de gaieté dans ce film d’horreur que nous sommes en train de vivre.
Je ne peux toujours pas sentir mes jambes, mais à présent je peux les voir et m’assurer qu’elles sont bien là, fonctionnelles.
Nous continuons notre marche, toujours escortés par ces robots-soldats. Nous avons quitté le rivage, et le paysage de nature laisse place à ce qui ressemble à une base militaire moderne, extrêmement pointue. Des serveurs et des ordinateurs sont disséminés un peu partout, et des dizaines d’exo-combinaisons vides, rangées en ligne, attendent sagement leur propriétaire. L’endroit est sinistre, mais bercé par le bruit des vagues au loin.
Les soldats nous font entrer dans une pièce, qui détone avec ce que l’on avait aperçu auparavant. Elle est très sale, la peinture a décrépie, des tâches suspectes se dessinent sur les murs, et une odeur particulièrement désagréable entoure la pièce. Je dois faire preuve de courage pour ne pas vomir mes tripes, mes organes et tout ce qui reste dans mon estomac creux et vide.
Trois bancs sont installés les uns devant les autres. Sales, poussiéreux et écornés, leur état est aussi dramatique que la situation. Un des soldats nous ordonne de nous asseoir, pointant les bancs du doigt. Je m’assois sans vraiment réfléchir, au premier rang ; une élève attendant la leçon du professeur, ou dans ce cas précis, la punition. Un jeune homme s’assoit à côté de moi, tremblant. Il est très mince, les cheveux blonds, le regard creusé. Je peux lire dans ses yeux un mélange de sympathie et d’angoisse. Je pose une main sur sa jambe, tentant de lui transmettre le peu de sérénité qu’il me reste. Autrement dit, quasiment rien.
« Ils vont nous tuer, ils vont nous exterminer ! »
Une femme d’un certain âge, assise au second rang, chuchote derrière moi. Je ne la regarde pas, et reste les yeux rivés sur les soldats. Done, lui, est au dernier rang. Nous sommes sept, au total. Sept otages qui commencent enfin à comprendre ce qui se trame.
Quatre soldats sont postés devant nous, certains nous dévisageant, d’autres discutant entre eux. J’entends toujours les chuchotements dans mon dos, mais je décide de ne plus écouter. Je ferme les yeux, et tente de me souvenir des ateliers de méditation auquel j’avais participé il y a quelques mois. Je n’aurais jamais pensé avoir à m’en servir dans une telle situation. Le coach m’avait appris à me relaxer avant le passage d’un examen, une présentation devant le manager, mais il ne m’avait pas enseigné la méditation avant une exécution. Dommage.
Un des soldats m’observe, et me fait un sourire qui me glace le sang. Quand il s’approche de moi, je ferme les yeux. Ça y est, tout est bientôt fini. Cette cavale inutile va enfin cesser. Je ne sais pas ce qui m’attend mais je tente mentalement de me préparer à la douleur. Le soldat hurle un mot, et tout mon corps se met à trembler. Soudain, j’entends des sanglots dans mon dos. J’ouvre mes yeux, et voit un doigt qui pointe un de mes compagnons, situé au deuxième rang. Fébrile, il se lève, et se place devant deux soldats qui l’escorte jusqu’à une autre pièce. Quelques minutes de gagnées pour rien.
Je continue de méditer, quand j’entends enfin les chuchotements cesser derrière moi. Mes compagnons de galère sont soudain devenus très sages.
Bien trop sages.
Tout se passe en une fraction de seconde. Je pivote discrètement pour regarder ce qui se passe derrière moi, quand je me rends compte que tout le monde est parti. Je me retourne d’un bond, et remarque qu’il ne reste plus que deux soldats, l’un étant hors de portée, et l’autre étant visiblement occupé à reprogrammer sa combinaison. Je réalise alors que moi et mon voisin de banc, tétanisés, venons de passer à côté d’une tentative d’évasion.
Ni une ni deux, nous nous mettons nous aussi à courir, dans un fracas qui attire l’attention du soldat. Je l’entends hurler dans mon dos, mais nous continuons notre course. Nous arrivons à l’extérieur, mais nous ne savons pas dans quelle direction aller, la base ressemblant à un labyrinthe de pré-fabriqués et de tours de contrôle. Et, dans cette nuit noire, nous avons perdu la trace de nos comparses. Abasourdis et littéralement perdus, notre course se poursuit, et les bruits des soldats venant en renfort commencent à gronder dans notre dos.
Tout en courant, longeant une longue allée, je prends conscience que nous courons en plein milieu de la base, à la vue de tous les soldats, dont les snipers, au sommet des tours de contrôle. Je comprends alors que ceci est la dernière activité sportive que j’endurerais de toute ma vie. Un long sprint ridicule, tel un lapin courant dans un champ en rase campagne, une dizaine de chasseurs à ses trousses. Très vite, les balles commencent à pétarader, une d’entre elles passe entre mes pieds. Puis, en l’espace d’une millième de seconde, le jeune homme avec qui je cours s’écroule devant moi, saisi par une balle qui lui explose le crâne, laissant trainer une mare de sang. Je continue de courir, car je ne veux pas leur faire ce plaisir d’abandonner, de les laisser m’exécuter aussi facilement, même si je sais que je vis les dernières secondes de ma jeune vie.
Soudain, en passant près d’un buisson, je sens une force me tenir et me tirer violemment le bras, m’attirant dans une zone de plantations dense. Done m’entraine alors vers lui et se met à courir, s’enfonçant dans la jungle. Je me mets à courir avec lui, pendant un temps qui me semble très long. Les bruits de balles persistent puis s’atténuent progressivement.
Épuisée, je lâche sa main et m’arrête un instant, les mains sur les genoux. Done s’approche de moi et se penche légèrement pour se mettre à ma hauteur et me regarder dans les yeux. Il a toujours cet air malicieux.
« Ils ne m’ont pas écouté, ils sont partis, ils sont tous morts. Il faut qu’on quitte cette île. »
Il ne me laisse pas le temps de répondre et m’entraine à nouveau dans sa course.
Bientôt, le bruit des balles n’est plus qu’un mauvais souvenir. Nous avons réussi à échapper à cet enfer, du moins pour le moment. Nous sommes perdus au beau milieu d’une île secrète appartenant à l’ennemi en plein milieu de l’océan. Une pensée me traverse tout de même l’esprit : ces monstres viennent de me faire vivre un cauchemar éveillé, tout en réalisant mon fantasme par la même occasion : me retrouver sur une île déserte, au beau milieu de l’océan, en compagnie d’un bel homme aux cheveux poivre et sel.
Certes, avec en toile de fond des robots-soldats aux aguets aux quatre coins de l’île pour nous exterminer et une troisième guerre mondiale perdue, mais « il faut toujours faire émerger le positif dans toutes les situations, même les plus chaotiques », disait mon coach en méditation.