Apocalypse cognitive, ou la fin du monde dans le creux de la main.

Gérald Bronner a intitulé son dernier ouvrage : “Apocalypse cognitive”. Mais pourquoi donc parle-t-il d’apocalypse lorsqu’il aborde notre rapport aux réseaux de communication et d’information ?

Le terme est en effet suffisamment fort pour s’en inquiéter. L’apocalypse fait référence à un danger, une catastrophe, un bouleversement sans précédent.

Pour l’auteur, cependant, l’apocalypse fait davantage référence à une révolution dans nos manières d’interagir avec le monde qui nous entoure. Néanmoins, cette révolution n’est pas sans conséquence et le danger ne rôde pas très loin.

Dans un monde en paix, toujours plus de temps libre

Le temps de cerveau disponible, c’est le fil rouge principal sur lequel Gérald Bronner s’appuie pour dérouler son analyse. Au cours des millénaires et de l’évolution de notre civilisation, nous avons en effet gagné un temps libre considérable. Un temps qui, lorsqu’il n’est pas utilisé pour réaliser des loisirs ou activités manuelles, se transforme en ce que Gérald Bronner nomme le “temps de cerveau disponible”.

Pour avoir une idée de la quantité de temps de cerveau disponible dont nous disposons, il faut pouvoir quantifier le temps alloué à chaque tâche de la vie quotidienne.

C’est ce que l’Insee s’est employée à faire en 2010, dans le cadre d’une enquête sur l’emploi du temps des ménages. À l’époque, nous consacrions 11h45 à nos obligations physiologiques – manger, faire sa toilette, dormir, et 8 à 9 heures à nos autres obligations telles que le travail, les temps de trajets et les tâches domestiques.

Ce qui laissait donc, à l’époque, entre 3 et 4 heures de temps entièrement libre.

L’Insee avait constaté qu’entre 1986 et 2010, nous avions gagné 35 minutes de temps libre en plus. Qu’en serait-il en 2022 ?

Pour Gérald Bronner, cette augmentation du temps de cerveau disponible s’explique par deux facteurs principaux : 

Un environnement sécurisé et en paix

Plus notre environnement est incertain, moins nous avons de temps libre.

Il semble en effet peu probable qu’une personne en situation de précarité trouve le temps de s’adonner à des activités de loisirs ou à une réflexion sur sa vie intérieure. À l’échelle d’une civilisation, le rapport est similaire. Alors qu’à l’époque préhistorique, nos ancêtres passaient leur temps à tenter d’apprivoiser une nature hostile, aujourd’hui nous vivons dans un milieu suffisamment sûr, du moins dans la majorité des pays occidentaux, pour ne pas s’inquiéter d’une famine générale ou d’une catastrophe majeure. Nous avons donc de plus en plus de temps de cerveau disponible.

Le documentaire d’Arte, intitulé le business du bonheur (que je vous conseille fortement de visionner) parle notamment des considérations individuelles qui diffèrent selon que l’on évolue dans un monde en guerre ou en paix. Ce documentaire traite notamment de l’essor du développement personnel et de la notion de bonheur comme étant un choix à la portée de tous et toutes.

Pour Nicolas Marquis, sociologue, “nous sommes sans doute la première société à porter une telle attention à l’individu comme étant un dépositaire de ressources intérieures”.

Un environnement automatisé et mécanisé

Avec l’amélioration de nos conditions de vie s’est également ajoutée une meilleure connaissance des mécanismes qui régissent notre monde et notre univers. Le sociologue Max Weber parle notamment, dans son ouvrage du même nom, d’un “désenchantement du monde”, apparu au début de l’Antiquité. En effet, avant cette période, les mouvements de la nature et les mystères du ciel ne trouvaient du sens qu’à travers une déification de ces phénomènes inexpliqués. Les arbres, le ciel et les orages étaient alors des entités qu’il fallait prier et vénérer. Beaucoup de temps était notamment consacré aux rituels, aux prières et aux cultes religieux.

Le désenchantement du monde dont parle Max Weber s’est donc caractérisé par un processus de dépersonnalisation des forces naturelles à l’œuvre. La pensée scientifique grecque, précisément, est celle qui a considérablement remis en question la déification de la nature et la soumission aveugle aux entités. Les mathématiciens et physiciens que sont Thalès, Pythagore ou Aristote se sont en effet appliqués à rationaliser les éléments inexpliqués par le biais de théorèmes, de procédés et de techniques.

La nature n’étant plus abstraite, il devient donc possible de la maîtriser, voire de la mécaniser pour qu’elle réponde à nos besoins. La période industrielle représente notamment ce tournant civilisationnel. Les tâches manuelles telles que la coupe des arbres ou l’extraction de charbon, par exemple, ne sont plus effectuées par l’homme mais par une machine. La mécanisation mais aussi l’automatisation, qui trouve son paroxysme avec l’apparition de l’intelligence artificielle, ont donc permis de nous faire gagner un temps de cerveau disponible considérable.

A lire : Apocalypse cognitive, l’histoire


Du temps de cerveau disponible, oui, mais pour quoi faire ?

Le propos de l’auteur est donc celui-ci : nous avons gagné en temps de cerveau disponible, mais c’est un constat bien moins positif qu’il en à l’air. La faute à qui ? A ce petit objet lumineux sur lequel vos yeux sont actuellement rivés pour lire mon article.

Gérald Bronner définit le smartphone comme un monstre attentionnel, qui a cette capacité à nous maintenir en alerte devant l’écran. Le problème ici, cependant, réside moins dans l’augmentation du temps d’utilisation de nos écrans que dans ce que nous faisons de ce temps.

Pour Gérald Bronner, le problème se trouve dans le fonctionnement même de notre cerveau, et plus précisément de sa faculté attentionnelle

Pour illustrer ce que provoque l’utilisation du smartphone sur notre attention, Gérald Bronner fait un parallèle intéressant.

Vous reprendrez bien un cocktail ?

Vous est-il déjà arrivé, au cours d’une soirée, d’entendre au loin votre prénom prononcé par un individu, alors même que vous étiez en train de discuter avec votre groupe d’amis ? A ce moment-là, il y a de fortes chances que vous n’ayez pas entendu le reste de la conversation avec vos proches, car votre attention était focalisée sur votre prénom.

C’est une des nombreuses capacités de notre cerveau. Il peut, volontairement, décider de sélectionner un élément qui lui semble pertinent et sur lequel il va focaliser toute son attention. Il peut s’agir de votre prénom, mais aussi de votre enfant qui joue dans une aire de jeux, ou d’un feu de signalisation qui s’apprête à passer au vert.

A première vue, cette faculté cérébrale est plutôt bienvenue, n’est-ce pas ? Oui et non.

Si notre cerveau est capable de renforcer sa capacité attentionnelle, il doit cependant occulter tout ce qui se passe autour pour ne pas épuiser son énergie mentale.

Plusieurs expériences ont été menées pour illustrer ce déficit volontaire d’attention qui s’opère dans notre cerveau lorsque nous sommes concentrés sur un élément précis, la plus connue étant l’expérience de Daniel Simmons, nommée Selective attention test. Cette vidéo montre un groupe d’individus jouant au basket. Il vous est alors demandé de compter le nombre de passes. Le résultat de cette expérience est assez surprenant.

Il en existe d’autres, comme la série de vidéos Whodunnit, qui a servi de spot publicitaire pour le réseau de transports londoniens, ou encore la campagne de communication See Something, Say Something du gouvernement new-yorkais.

A l’image d’une soirée mouvementée, les éléments que nous transmettent nos écrans sont comme un brouhaha incessant dans lequel notre cerveau doit se frayer un chemin pour y extraire les informations qui l’intéresse, en occultant au passage certains obstacles pour arriver à son but.

De ce fait, la majorité du temps passé devant votre smartphone sera consacré à vous focaliser sur des éléments que votre cerveau aura considéré comme étant intéressants, mais pas forcément utiles… Et c’est bien là le problème : parmi toutes les notifications que vous recevez, quelles sont celles que votre cerveau va considérer comme intéressantes ?


Nous ne sommes pas maîtres à bord…

Nous avons tous et toutes des faiblesses, des petits travers qui nous font nous comporter à l’inverse de nos valeurs et de nos principes. Qui n’a pas déjà cédé devant un paquet de gâteaux alors qu’il s’était juré de ne plus manger de sucreries industrielles ? Ou écouté aux portes pour entendre la dispute du voisin sur le palier alors même qu’on prône le droit à l’intimité ?

Nous sommes en effet des individus parfois vulnérables, attirés par des éléments ou des situations qui sont le fait de mécanismes ancrés en nous depuis des millénaires. Si l’on reproduit ces mécanismes sur nos smartphones, il va sans dire que nombre de nos comportements ne sont pas contrôlés et sont donc le résultat de nos vulnérabilités.

Gérald Bronner identifie notamment trois biais qui provoquent une attirance vers des informations et des contenus particuliers :

Le sexe

La sexualité et la nudité font partie des des capteurs d’attention les plus puissants qui existent. Selon Gérald Bronner, la raison à cela est que la sexualité est le facteur de survie de l’espèce humaine. C’est celle qui nous permet de procréer, et donc de perpétuer la descendance. En tant qu’être vivant, notre cerveau est donc programmé pour réagir aux stimulis d’ordre sexuel.

Cela explique notamment le succès des sites pornographiques et des contenus à caractère sexuel qui explosent sur Internet. Le site Pornhub, par exemple, cumulait en 2019 42 milliards de visites dans le monde, soit 115 millions par jour.

Dans l’océan d’informations qui circulent et se répandent sur nos écran, les informations liées au sexe ou à la nudité auront donc beaucoup plus de portée médiatique et seront beaucoup plus diffusées que d’autres contenus.

Un constat qui devient d’autant plus problématique lorsque les algorithmes eux-mêmes encouragent ce biais.

Une enquête menée par Médiapart, en partenariat avec l’ONG Algorithm Watch en juin 2020, a montré qu’Instagram forçait les influenceurs à se dénuder car il mettait davantage en avant des photos montrant des corps nus que des corps habillés. D’après cette étude, une photo d’une femme en maillot de bain a 1,6x plus de chances d’êtres vue qu’une photo de cette même femme habillée. Pour les hommes, le taux est de 1,3. A qui la faute ?

En effet, Instagram a démenti cette étude en affirmant que la logique de l’algorithme n’était pas de mettre en avant la nudité, mais simplement de sélectionner les contenus que les internautes regardent le plus. Etant donné qu’il s’agit en effet d’un de de nos biais, la faute doit-elle réellement être jetée sur Instagram ? Le serpent qui se mord la queue…

La peur

La peur est, en partie, la raison pour laquelle notre civilisation est encore vivante à ce jour. A l’ère préhistorique, elle a empêché nos ancêtres de prendre des risques et leur a donc permis de survivre. Les plus téméraires ont malheureusement, pour un bon nombre d’entre eux, subi les lois de la sélection naturelle.

Il est donc normal que la peur fasse partie inhérente des composantes de notre cerveau.

La revue scientifique Nature, en 1998, avait notamment prouvé que notre cerveau avait tendance à surestimer les distances qui nous séparaient du vide, et qu’à l’approche d’un précipice, notre corps avait tendance à opérer de manière automatique un mouvement de recul. Les scientifiques Martie Haselton et Daniel Nettle, appellent ce concept la  “paranoïa optimiste”, qui nous protégerait de bien des malheurs, donc.

Naturellement, les informations qui nous alertent d’un danger sont celles qui attireront le plus notre attention, car elles permettent de nous protéger et de répondre à nos craintes. 

Oui mais voilà : si la peur est salutaire à notre survie, elle peut aussi provoquer des craintes irrationnelles voire surréalistes.

Faut-il rappeler l’incroyable cacophonie informationnelle qui a précédé le début du premier confinement, en mars 2020, et l’avalanche d’informations qui a suivi à l’annonce des premiers vaccins ? Dans une situation inédite, il était évident que la peur serait reine. Le problème est que parmi certaines informations véridiques, se nichaient des informations douteuses, voire totalement fausses, qui ont tout autant été partagées. Les fameuses “fake news”, sont le résultat de cette paranoïa qui, dans ce type de situation, devient totalement incontrôlable.

Pour Gérald Bronner, la peur sur les réseaux sociaux crée ce qu’il appelle un “embouteillage de craintes” : en effet, le temps qu’il faut pour démentir une fausse information prend beaucoup plus de temps que de les diffuser. De ce fait, les fausses informations s’accumulent, tandis que les vraies informations se noient dans l’océan informationnel.

Le conflit

Soyons honnêtes : il nous est quasiment impossible de rester impassible au bruit d’une bagarre ou d’une dispute qui ont lieu non loin de nous. Un regard, un mouvement de tête : nous nous sentons presque forcés de regarder ce qu’il se passe.

Pour autant, ce n’est pas la curiosité qui nous pousse à nous intéresser à la dispute de couple sur la table d’à côté au restaurant. Pour les mêmes raisons que la peur, l’attrait pour le conflit fait partie de notre nature humaine, car un conflit donne l’alerte d’un potentiel danger. S’informer sur une situation de colère ou de conflit nous permet donc, in fine, de nous protéger et de fuir si la situation dégénère.

Sans surprise, les sujets traitant de conflits ou de disputes sur Internet ont donc beaucoup plus de succès sur le marché informationnel

Les conséquences se font malheureusement sentir, à plusieurs niveaux. L’entreprise de sondages Opinion Way a démontré que 53% des français ont déjà été confrontés à un déferlement de haine ou un conflit sur les réseaux sociaux. Un climat délétère qui, à long terme, impacte le moral et la paranoïa, et donc la peur… Bref, un cycle sans fin.

Ce n’est pas tout. Selon Gérald Bronner, le climat conflictuel qui règne sur Internet favorise l’émergence d’une indignation généralisée. Tout le monde veut prendre part au conflit et y met son grain de sel pour exprimer sa colère. Cette situation, couplée à une période qui prône la libération de la parole des minorités et des opprimées (et qui, a bien des égards, est une bonne chose) peut engendrer des situations qui deviennent, là aussi, hors de contrôle. 

C’est ainsi que le conflit devient, pour certains, l’unique moyen de faire valoir ses idées et de s’exprimer. Pour Gérald Bronner, on assiste alors à une ère de l’hyper-conséquentialisme, où chaque geste peut devenir le théâtre d’une crise généralisée à laquelle il faut prendre part, au risque de paraître insensible à la souffrance des autres.

De ce fait, la moindre action d’un individu peut l’amener à se retrouver sous le feu des critiques, accusant ce dernier d’être le responsable de tous les maux de la planète. 

La sur-médiatisation du conflit est donc un danger lorsqu’il crée un climat rendant difficile voire impossible le débat apaisé. Un débat auquel tout le monde peut désormais prendre part, du citoyen peu informé au scientifique aguerri, au même niveau d’écoute et de prise en compte.


Epilogue. Parlons-nous trop ?

L’apocalypse cognitive dont parle Gérald Bronner dans son ouvrage parle donc surtout d’un marché des idées pollué par des contenus qui excitent nos biais et piratent littéralement notre attention. Cette dérégulation du marché des idées, comme le nomme Bronner, s’explique également par une destitution des garde-fous qui protégeait jusqu’alors le monde des idées et de l’information.

Je vous explique.

Avant l’émergence d’Internet et des réseaux sociaux, la majorité des informations qui circulaient étaient émises par des personnes ou institutions que l’on estimait être légitimes pour porter l’information ou le scandale au plus grand nombre. Les scientifiques, éditorialistes, universitaires ou journalistes étaient ceux que l’on écoutait et qui étaient garant d’une information fiable et vérifiée.

L’essor d’Internet et des réseaux sociaux a considérablement bousculé cet équilibre. Aujourd’hui, le compte twitter d’un scientifique a moins de portée que celui d’un citoyen lambda. Si l’espace d’expression qu’offre Internet est une avancée majeure pour la démocratie, il devient contre-productif lorsque les voix les plus puissantes ne sont pas celles qui sont les plus informées.

Cette liberté d’expression offre par ailleurs la possibilité de parler tout le temps, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, et sans limite. A l’image de Donald Trump et ses 11 000 tweets envoyés au cours de sa présidence, de nombreux comptes émettent un nombre d’informations affolant qui favorise d’autant plus la cacophonie cognitive dans laquelle notre cerveau a bien du mal à naviguer.

Pour empêcher cette apocalypse cognitive dont parle Bronner, faudrait-il donc faire marche arrière et réduire la liberté d’expression sur Internet ?

Des questionnements abondent dans ce sens. Alors que certains parlent de rendre l’accès aux réseaux sociaux payant (c’est d’ailleurs déjà le cas pour Instagram, qui vient de lancer la formule d’abonnement aux comptes), d’autres préconisent de créer des réseaux sociaux dits “minimalistes”.

C’est le cas du réseau social Minus, inventé par Ben Grosser, chercheur à l’Université Urbana dans l’Illinois. En vous inscrivant sur Minus, vous obtenez un crédit de 100 publications, pas un de plus. Une fois les 100 posts épuisés, il ne vous est plus possible de publier de contenu. Autant dire que vous réfléchissez à deux fois avant de vous exprimer. 

Une solution qui va à l’encontre des valeurs d’émancipation que prônait Internet, certes, mais qui permettrait d’assainir l’air parfois irrespirable qui se répand et inonde notre smartphone.

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